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FRANCIS LUCILLE : extraits

LE SENS DES CHOSES

Entretiens sur la non-dualité

Traduction de Philippe de Henning

 

Extraits
LE SENS DES CHOSES
de Francis Lucille


l’éveil à la splendeur immortelle


Votre interprétation de l’advaïta semble partager l’essence de sa compréhension entre le zen et le soufisme, qui sont les deux voies avec lesquelles je suis le plus en résonance.

Absolument. La non-dualité est le cœur de toutes les traditions spirituelles authentiques, telles le Ch’an, le Zen, l’Advaïta Vedanta ou le Soufisme. Elles correspondent à des formulations différentes, d’une expérience unique, par des sages différents, à des époques différentes, dans des contextes différents. Leurs contradictions réciproques ne sont qu’apparentes. Si huang po, Rûmî, Shankara, Parménide et Maître Eckhart venaient à se rencontrer, ils reconnaîtraient immédiatement l’unicité fondamentale de leur être par delà les différences superficielles liées aux ordres physique et mental.

Ma question a trait au rôle du gourou dans le processus d’illumination. Quel est le type de relation nécessaire et/ou approprié ?

Le véritable instructeur est dans votre cœur. Cette présence silencieuse en vous reconnaîtra le parfum de vérité, d’amour et de simplicité qui émane de votre enseignant humain, tout comme l’instinct de l’abeille se réveille lorsqu’elle perçoit le parfum exhalé par la fleur lointaine. Cette reconnaissance directe contient déjà l’essence de l’illumination. cette rencontre est presque toujours nécessaire, et est toujours un acte de grâce. Sans l’intervention de la grâce, l’illumination est impossible, car l’ego ne peut pas plus s’affranchir de lui-même qu’une tache d’encre ne peut être lavée dans une bassine emplie de la même encre.

L’enseignant humain est simplement une apparence, une ombre sur le fond de lumière qu’est le maître véritable. Quoi que l’on puisse dire ou conclure au sujet de cette ombre sera aussi illusoire que l’ombre même. N’essayez pas de qualifier cette ombre, la disant illuminée ou non, établie dans la lumière ou non.

Soyez simplement ouvert à toutes les possibilités. Le véritable enseignant qui s’exprime dans votre cœur ne fait jamais violence à vos sentiments profonds, ne tente jamais de contrôler vos décisions. Le maître intérieur n’a pas de dessein personnel. Cette présence vous libérera de la frustration, de la colère et de la peur, et vous aidera à réaliser la beauté , la compréhension et l’amour qui sont déjà en vous. Si une contradiction apparente se fait jour entre cette voix intérieure et votre maître humain, accordez la plus haute considération aux avis de votre maître. Mais si la contradiction persiste, suivez votre cœur.

Bien que l’identification fondamentale au corps-mental ait été à jamais détruite dans le cas d’un maître authentique, les élèves doivent comprendre que de vieux schémas égotiques peuvent toujours réapparaître, même chez un tel instructeur. Qu’ils accueillent ces résurgences avec équanimité, tout comme ils accueillent les remontées de leurs propres vieilles habitudes. Le « vieil homme » susceptible de réapparaître chez l’instructeur humain n’est pas le maître véritable. Il est un rappel du fait que le véritable maître n’est pas humain. Le gourou n’est pas l’ombre, mais la lumière.

Qui fut votre maître et quelle relation entreteniez-vous ?

Mon maître est la voix douce et tranquille qui chante dans le cœur, et ma relation avec mon maître est l’amour parfait. Chaque fois que je reconnais la présence de cette voix chez un apparent étranger, cet étranger devient mon maître, et notre relation est amour. Votre question portait sur les circonstances particulières à mon cas. Je tiens à souligner que les circonstances varient d’un chercheur à l’autre, et que par conséquent vous ne pouvez tirer aucune conclusion générale de mon cas particulier. Vous souhaiteriez que je décrive la relation entre deux personnalités, deux corps-mentals. Je suis incapable de répondre à votre question qui a trait au domaine des ombres sans prendre le chemin des opinions et des jugements, sans qualifier. Mieux vaut garder le silence.

Je suis particulièrement curieux à propos de cet aspect de la voie, car il semble que nombre d’enseignants exigent d’onéreux déplacements pour leur rendre visite en des lieux éloignés. Cela semble rendre la voie de la réalisation inaccessible au commun des mortels.

Les moyens de transport et de communication modernes ont en fait rendu ces rencontres extrêmement aisées. Pensez aux temps anciens où l’élève devait parcourir à pied des centaines, voire des milliers de kilomètres, exposé à tous les dangers, pour rencontrer un sage. La voie de la réalisation du soi n’est pas pour le commun des mortels, mais pour ceux qui éprouvent une intense attirance vers la vérité. Dans le cas d’un chercheur sincère, son désir pour l’ultime triomphera de tous les obstacles.

J’éprouve une certaine aversion à l’égard du système gourou-disciple, bien que j’aie par ailleurs le sentiment qu’il doit exister un instructeur digne de ma confiance et dont le savoir-faire ne déclenchera pas mon cynisme.

Je comprends cette aversion. Du point de vue du véritable instructeur, il n’y a ni instructeur ni disciple. Nul n’est besoin de vous prendre pour un disciple. Prenez-vous pour rien. C’est une bien meilleure position. Lorsque vous rencontrez votre instructeur « dehors, là-bas » vous le rencontrez aussi « ici-dedans », vous vous rencontrez vous-même. La confiance naît alors spontanément car vous faites naturellement confiance à vous-même. Il n’y a pas lieu d’imaginer à l’avance ce qu’une telle rencontre sera. soyez simplement ouvert à cette possibilité et un jour un maître allumera en vous la lumière de la vérité, la flamme de la beauté et la douce chaleur de l’amour. Cette rencontre mettra un terme à vos questions et à vos doutes.


*

comment avez-vous découvert votre nature véritable ?

Vous m’interrogez sur les circonstances spécifiques à mon cas. Avant d’aller plus avant, je dois vous avertir qu’il serait puéril de croire que chaque chercheur de vérité doit passer par les mêmes expériences objectives. En fait, le chemin varie d’un chercheur à l’autre. Il peut prendre la forme d’une expérience soudaine et dramatique, ou celle d’un cheminement subtil et apparemment graduel. La pierre de touche, dans tous les cas, est la paix et la compréhension qui s’établissent au terme du chemin.

Bien qu’une aperception de la réalité soit un événement cosmique, il peut passer inaperçu au début et faire son chemin à l’arrière-plan du mental jusqu’au moment où la structure égotique s’effondre, de même qu’un immeuble sévèrement endommagé par un séisme subsiste quelque temps avant de s’écrouler. Ceci est dû au fait que cette aperception n’est pas mentale. Le mental, jusqu’alors esclave de l’ego, devient le serviteur et l’amant de la splendeur éternelle qui illumine pensées et perceptions. Esclave de l’ego, le mental était le gardien de la prison du temps, de l’espace et de la causalité. Serviteur de la plus haute intelligence et amant de la beauté suprême, il devient l’instrument de notre libération.

Mon intérêt pour la vérité surgit à la lecture d’un livre de J. Krishnamurti. Ce fut le point de départ d’une recherche intense qui devint l’axe exclusif de ma vie. Je lus et relus sans relâche les livres de Krishnamurti, de concert avec les textes principaux de l’Advaïta-Vedanta et du Bouddhisme Zen. Je fis des changements importants dans ma vie pour vivre en conformité avec ma nouvelle compréhension spirituelle.

Deux ans plus tard, j’avais acquis une bonne compréhension intellectuelle de la perspective non-duelle, mais certaines questions demeuraient encore sans réponse. Je savais par expérience que toute tentative pour combler mes désirs étaient vouée à l’échec. Il m’était devenu clair que j’étais conscience plutôt que mon corps ou mon mental. Cette connaissance n’était pas purement intellectuelle, mais elle semblait prendre sa source dans l’expérience, une sorte d’expérience particulière dénuée de toute objectivité. J’avais connu, en diverses occasions, des états dans lesquels les perceptions étaient baignées de félicité, de lumière et de silence : les objets physiques m’apparaissaient alors plus distants, plus irréels, comme si la réalité s’en était détournée pour se donner à cette lumière et à ce silence qui occupaient le centre de la scène. Cette expérience s’accompagnait du sentiment que tout était bien, juste comme il fallait, et qu’il en avait toujours été ainsi. Toutefois, je continuais à penser que la conscience était soumise aux mêmes limitations que le mental, qu’elle était de nature personnelle plutôt qu’universelle.

parfois, il m’arrivait d’avoir un avant-goût d’une conscience illimitée, notamment lors de la lecture de textes advaïtiques ou bouddhistes, ou lors de réflexions profondes sur la perspective non-duelle. Elevé par des parents matérialistes et antireligieux, et rompu à l’étude des mathématiques et de la physique, j’étais à la fois peu disposé à adopter une croyance religieuse quelle qu’elle soit, et méfiant envers toute hypothèse qui n’aurait pas reçu une validation scientifique ou logique. Une conscience illimitée et universelle me semblait être une croyance ou hypothèse de cet ordre, mais je demeurais ouvert à cette éventualité. Le pressentiment de la conscience illimitée était en fait la source d’énergie qui alimentait ma quête. Deux ans après le premier aperçu, cette possibilité avait pris une position centrale dans ma recherche.

C’est à cette époque qu’eut lieu un changement radical, un  retournement copernicien. Cet événement, ou, plus précisément, ce non-événement, est isolé, autonome, sans cause. La certitude qui en découle a une force absolue, une force indépendante de tout événement, de tout objet ou de toute personne. Elle ne peut se comparer qu’à notre certitude intime d’être conscient.

J’étais assis dans mon studio, méditant en silence en compagnie de deux amis. Il était encore trop tôt pour préparer le dîner, notre prochaine activité. N’ayant rien à faire, n’attendant rien, j’étais disponible. Mon esprit était libre de dynamisme, mon corps détendu et sensible, bien que je sente un léger inconfort dans la nuque et le dos.

Au bout de quelque temps, Yvan, l’un de mes amis, entonna à l’improviste un chant traditionnel sanscrit, le Gayatri Mantra1. Les syllabes sacrées entrèrent mystérieusement en résonance avec ma présence silencieuse qui sembla devenir intensément vivante. Je sentis un désir profond s’élever en moi, en même temps qu’une résistance m’empêchait de vivre pleinement la situation, de répondre de tout mon être à cette invitation de l’instant, et de m’y fondre. Au fur et à mesure que l’attirance mystérieuse suscitée par le chant augmentait, la résistance elle aussi s’accroissait, peur grandissante qui devint bientôt une terreur intense.

À ce point, je sentis que ma mort était imminente, et que cet horrible événement allait être déclenché sans coup férir par le moindre lâcher prise, le moindre abandon à la beauté promise par le chant. J’étais à la croisée des chemins. À la suite de ma quête spirituelle, le monde et ses objets avaient perdu toute attraction pour moi. Je n’en espérais rien de substantiel. J’étais l’amant exclusif de l’absolu, et cet amour me donna le courage de plonger dans le grand vide de la mort, de mourir pour l’amour de cette beauté, si proche maintenant, cette beauté qui m’invitait par delà les mots sanscrits.

La terreur intense qui m’avait saisi dénoua instantanément son étreinte et se mua en un flux de sensations corporelles et de pensées qui se mirent à converger vers une pensée unique, la pensée « je », tout comme les racines et les branches d’un arbre convergent vers leur tronc commun. Dans une aperception quasi simultanée, l’entité personnelle à laquelle je m’identifiais jusqu’alors se révéla en totalité. Je vis sa superstructure, les pensées nées du  concept « je »  et son infrastructure, les traces de mes peurs et de mes désirs au niveau physique. L’arbre entier était maintenant contemplé par un oeil impersonnel. La superstructure des pensées et l’infrastructure des sensations corporelles s’évanouirent rapidement, laissant seule la pensée « je » dans le champ de la conscience. Pendant quelques instants, encore, la pure pensée « je » sembla vaciller, telle la flamme d’une lampe dont l’huile vient à manquer, puis s’éteignit complètement.

À ce moment précis, le fondement intemporel de mon être se révéla dans sa splendeur immortelle.


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